CHAPITRE IV
Éric s’étendait sur la couchette, détendu, apaisé. Il regardait, de cet air à la fois admiratif, satisfait et un peu vaniteux de l’amant, celle qui se tenait devant lui, peignant ses beaux cheveux blonds.
Du regard, il caressait cette ligne souple, ces formes pleines qu’il avait tenues entre ses bras, couvertes de baisers de feu.
Il grillait une cigarette de tabac martien et trouvait une nouvelle volupté à la fois dans la saveur de la fumée et la vision de la femme encore nue.
— Dis-moi, Karine…
— Quoi, chéri ?
— Sais-tu à quoi je pense ?
— A moi, j’espère !
Ils rirent toutes les deux, mais Éric enchaîna :
— Eh bien oui, à toi. Et à une utilisation inédite et que je trouverais très agréable des ondes infernales.
— Tiens, tiens ! Mon subtil amant a-t-il inventé quelque raffinement ?
— Justement, ravissante. Puisque, grâce à la somme de technique désormais enfouie dans l’illustre crâne de notre illustrissime maître Baslow il est possible de revoir le passé dont les ondes se sont heurtées au mur mystérieux qui paraît être une des limites du cosmos, imagines-tu ce que serait l’aimable rappel d’une heure de tendresse, d’une nuit d’amour ?…
Elle secoua sa belle chevelure.
— Mais il y aurait de quoi rougir ! Deviendrais-tu voyeur ?
Il rit franchement et se redressa, s’appuya sur un coude.
Il était nu, lui aussi, et il flatta d’une main douce et tout de même légèrement nerveuse la taille de Karine, la laissa glisser un peu plus bas.
— Arrête, sybarite !
— As-tu toujours dit ça ? Il me semble que, tout à l’heure…
— Le jeu est terminé, monsieur.
— Pour aujourd’hui !
— Et je te vois venir… Prostituer notre mission par des visions pornographiques…
— Mais, Karine… Nous avons bien infligé à Marts le supplice du remords, en lui remontrant son forfait… Il pourrait se trouver des scènes plus agréables à contempler… D’ailleurs, au cours de l’expérience, il a revu – et nous avec – certains passages où, avec des filles…
— Bon ! Mais cela faisait partie de notre travail, Éric ! Alors que, nous revoir l’un et l’autre dans… pendant que…
Elle s’habillait.
— Tu n’es qu’un sale vicieux !
— Mon amour, ce ne serait pas la première fois qu’une invention géniale aurait des applications non prévues au départ !
Elle se pencha vers lui.
— Donne-moi une cigarette… Il va falloir que je parte, que j’aille relever Yal-Dan…
Il obtempéra à son désir, reprit :
— Il est vrai qu’à l’origine, alors qu’après la révélation de la nébuleuse où se heurtent les ondes temporelles et les recherches qui ont suivi nul n’imaginait ce qui est arrivé, nos travaux ont provoqué (encore de façon inexplicable) des « retombées » si j’ose dire… Et c’est ainsi que l’équipage du Pélican a pu voir… exactement revoir… ce qui s’était passé environ vingt-quatre heures plus tôt sur le navire, à savoir l’assassinat du matelot Perkovan par ce malheureux Marts…
— Eh bien, de toute façon, cela servira aussi aux enquêtes policières, à l’espionnage, à… je ne sais quoi encore !… Éric ! Ne crois-tu pas que, finalement, les ondes infernales méritent bien leur nom, et sont dangereuses ?… Cette vision du passé (encore imprécise mais que nous parviendrons certainement à contrôler, à diriger à volonté) ouvre des horizons vertigineux…
— Beauté…, voilà bien de la philosophie !
— Cela vaut tes rêveries de dépravé, affreux que tu es !
Elle lui donna un preste baiser sur les lèvres et le quitta.
Seul, le jeune homme, dont c’était l’horaire de repos, réfléchit longuement.
Karine n’avait pas tort. Éric avait eu beau entamer la discussion sur le ton léger du badinage, la jeune femme avait soulevé de graves problèmes.
La science de Baslow et de son équipe était grande. Il n’en était pas moins réel qu’à l’origine le hasard (mais y a-t-il un hasard dans le grand ordre cosmique ?) avait joué dans cette prodigieuse découverte un rôle de premier plan.
C’était « par hasard » que des cosmonautes, aux confins de cette nébuleuse encore inconnue qui devait devenir pour eux celle des fantômes, avaient constaté qu’il existait une sorte de radar du temps, réfléchissant à partir d’une énigmatique paroi, d’un écran impensable, les reflets du passé, dans un ordre anarchique, dans la confusion et le chaos, mais avec des séquences étonnamment nettes.
« Par hasard » encore ! Après des mois et des mois de travail, une synthèse des recherches effectuées dans les laboratoires de divers mondes avait abouti à l’établissement du centre de recherches de l’Inter, la planète artificielle A-l. Jusque-là rien que de très logique. Mais la sphère prismatique mise au point par l’équipe Baslow, captant empiriquement des ondes, effectuait une projection involontaire vers l’Atlantique, exactement le golfe de Gascogne où croisait le Pélican dans les bancs de brume.
Alors il y avait eu la révélation, ce spectre de navire montrant, comme en un film hallucinant, le crime de Marts.
Maintenant, il fallait exploiter un tel prodige. Il s’en faudrait encore sans doute de plusieurs années avant que l’utilisation rationnelle des ondes infernales fût devenue monnaie courante. Mais déjà, le cobaye Marts allait servir. Était-il particulièrement doué pour la réceptivité des ondes ? Tout demeurait nébuleux mais Baslow et ses aides avaient pu se féliciter. Le cerveau du criminel, soumis à l’action de subtils appareils, avait bel et bien réfléchi à partir de la sphère prismoïde les visions qu’il percevait sur le radar temporel et reprojetait à son tour pour le profit des observateurs.
Cependant Éric songeait à prendre quelque repos. Après l’heure voluptueuse entre les bras de la belle Karine, il se sentait « bien ».
Paisiblement, il jeta une serviette autour de son cou et, toujours nu, marcha vers la cabine de douche.
L’eau tiède, puis froide, le fouetta énergiquement. Un léger parfum s’en dégageait, senteur virile bien en accord avec sa musculature. Un déclic et il n’y eut plus d’hydrothérapie, mais des ondes dessicantes qui allaient le sécher en un instant, avec une impression savamment calculée donnant l’illusion du massage.
Une fois de plus, l’Inter vibra dans toute sa formidable carcasse.
— Encore une attaque !…
Quelque peu humide, Éric s’habille à la vitesse grand V.
Il fonce vers le laboratoire. En route il croise un certain nombre de cosmatelots et de techniciens. Tout oscille, tout craque, et les uns et les autres évoquent un monde ivre, tant l’instabilité est grande.
On échange de brefs propos, du genre pessimiste :
— Ça recommence !
— Mais que sont-ils, ces damnés ?
— On est foutu !
— S’ils sabotent l'inter…
— Le diable les écrase !
Qui ? Qui sont-ils, ces ennemis mystérieux lesquels, à plusieurs reprises déjà, ont tenté la destruction de l’A-1. Car peut-on imaginer autre chose qu’une tentative d’anéantissement de cette magnifique réalisation terrienne ?
Éric, tant bien que mal, se cognant souvent, glissant, trébuchant, s’étalant parfois de tout son long et se relevant quand même grâce à sa souplesse de sportif, réussit à rejoindre Yal-Dan. Elle allait quitter le labo, Karine venant reprendre le tour de veille, quand tout s’est mis à s’ébranler à bord de l’île spatiale.
— Où est le patron ?
— Avec le commandant ! Il paraît que le sidéroradar voit des choses bizarres !
— Quoi encore ?
— L’écran révélerait un engin… mais il est invisible à l’œil nu et les ondes musclées ne l’atteignent pas !
— Un engin fantôme ?
Tous trois s’interrogent. Est-ce encore une manifestation des ondes infernales ? Un souvenir ramené par le radar temporel ?
Toutes les hypothèses sont valables. Mais comme tout un chacun à bord, les trois laborantins supposent tout de suite que l’ennemi inconnu ne peut se trouver qu’à bord de cet astronef mystérieux et insaisissable, signalé pour la première fois depuis le début des agressions.
Cependant ils songent tous trois à leurs devoirs. Protection des appareils et aussi de ce qu’on pourrait appeler le matériel humain : Marts en l’occurrence.
Si bien qu’ils se préoccupèrent de Marts.
Le condamné était effaré. Dans la petite cabine qui lui servait de cellule, il subissait comme tous les hôtes de l’Inter les terribles soubresauts dont l’origine demeurait inexplicable.
Il avait été projeté à deux ou trois reprises contre les parois et il saignait et il était meurtri. Épouvanté surtout, peu éloigné de croire que c’était là le supplice inédit qu’il redoutait, et que ceux qu’il considérait encore dans une certaine mesure comme des assistants bourreaux étaient en train de le faire mourir de cette manière fantastique.
De surcroît, Marts endurait le martyre moral le plus affreux.
Comme tous les coupables, il ne pouvait pas ne pas se souvenir de son geste fatal. L’image de Perkovan était venue à plusieurs reprises hanter ses rêves. Sans préjudice de se présenter à lui à diverses occasions, quelles que fussent ses occupations. Occupations mineures en raison de son incarcération.
Seulement il y avait eu l’expérience au cours de laquelle le crime s’était représenté devant lui avec tous les détails, toute la précision d’un film, d’une émission minutieusement mise en scène.
Depuis, Marts était horrifié.
Jusque-là, semblable à d’autres assassins, il avait lutté contre l’envahissement mental, cherchant à faire dériver ses réflexions vers d’autres sujets. Quand il se réveillait, baignant dans une sueur d’angoisse, il s’efforçait encore de penser à « autre chose », de se réfugier dans quelque souvenir lascif, pour oublier et se rendormir.
Mais ce qui s’était passé dans le labo de l’Inter avait été atroce. Marts aurait peut-être pu, dans une certaine mesure, chasser le reflet obsédant de son geste monstrueux. A présent, c’était devenu impossible.
Au départ, il avait pensé qu’une mort rapide le délivrerait, Marts étant de ces esprits bornés qui croient que le monde s’arrête à leur minime personne. Puis, espérant vaguement une grâce, il se disait qu’à la longue l’abominable souvenir s’estomperait.
Désormais, plus question de cela. Il avait revu le crime, il en était devenu le spectateur tout en demeurant le principal acteur du drame. Et il lui était impossible d’arracher cette vision de sa pensée.
Marts se sentait devenir fou et redoutait, quand il voyait les aides du professeur Baslow, qu’on récidivât, qu’il revît une fois encore cette projection du tragique événement dont le pont du Pélican avait été le théâtre.
Et puis il y avait eu cet ébranlement de l’île spatiale. Mais le prisonnier était habilité à croire qu’il ne s’agissait que de quelque invention diabolique, d’un mouvement simplement circonscrit à sa cellule et qu’on allait le supprimer de cette manière atroce et stupide à la fois.
Il fut donc assez surpris de voir apparaître Éric et les deux jeunes femmes. Tout de suite, il comprit. Ce n’était pas seulement sa cellule mais l’île tout entière qui était en détresse et les trois jeunes gens qui venaient à son secours (il s’agissait bien de cela) étaient eux-mêmes en piteux état.
Saignants, cabossés, meurtris, nauséeux, ils subissaient les mêmes troubles que lui. Ils l’entraînèrent tant bien que mal et il ne résista pas. Tous étaient désormais logés à la même enseigne.
La consigne, pour les assistants de Baslow, ordonnait de protéger Marts. Ils faisaient de leur mieux, mais dans quelles conditions !…
À bord, c’était désastreux. Les spécialistes de la gravitation artificielle luttaient pour redonner un semblant de stabilité à la planète synthétique. Mais d’étranges coups de boutoir, incompréhensibles quant à leur genèse, continuaient à secouer, à ébranler tout l’ensemble.
Éric, Yal-Dan et Karine songeaient à Baslow.
Ils étaient également comptables de lui. Lui, qui était désormais le réceptacle vivant de tous les secrets concernant l’utilisation des ondes infernales.
Entrer en contact avec lui ? Éric le tenta, par interphone. Après divers essais plus ou moins infructueux, il obtint la communication, d’ailleurs fortement parasitée, avec le poste de commandement.
— Éric… suis avec… ’mandant… Toujours astronef incon… Insaisissable… Ennemis s’acharn…
Éric rendit compte tant bien que mal de l’état du labo. Ce n’était pas très brillant et plusieurs des précieux appareils avaient subi des avaries.
Baslow demanda :
— Marts… ?
— Avec nous, professeur…
— Bien… je voudrais…
— Professeur… Vous devriez… avec nous aussi…
Baslow riposta :
— Vous rejoind… possibl’…
Un craquement formidable acheva de briser la communication.
Éric, Marts, Yal-Dan et Karine avaient été projetés les uns et les autres à travers le labo, où de nouveaux désastres se produisaient, dans un vacarme effrayant de verre brisé, d’éclatements, de chocs brutaux.
Le criminel et les trois laborantins n’étaient plus que quatre humains en détresse. Ils essayaient de s’appuyer, de se soutenir mutuellement, emportés dans une même catastrophe.
Car c’était bien une catastrophe !
Des bribes de phrases leur parvenaient par les interphones et pas seulement de la timonerie. Violemment secoués, tous plus malades les uns que les autres, les passagers de l'inter commençaient à comprendre la terrible vérité.
L’île avait été arrachée de son orbite.
La force inconnue qui s’acharnait contre la planète artificielle avait fini par l’emporter. L’Inter, projetée on ne savait comment ni pourquoi, quittait sa position si savamment étudiée entre Terre et Lune et commençait à dériver, parfaitement désemparée et ne réagissant plus aux commandes.
C’était une épave géante, un formidable fragment semblable à un bateau sinistré qui voguait désormais au hasard sur les océans du vide.
Et puis un choc de plus déclencha accidentellement le mécanisme de la sphère prismoïde conçue pour la captation et la diffusion des ondes infernales issues d’une lointaine nébuleuse.
Le labo tout d’abord, et tout l’immense appareil par la suite, furent envahis par des reflets, des vibrations, qui déferlèrent sur ces malheureux en péril.
Beaucoup s’étaient évanouis. Il y avait des blessés et déjà deux morts, broyés contre les parois. La gravitation artificielle avait été coupée, si bien que les uns s’écrasaient, les autres flottaient comme des ludions. Certains vomissaient, d’autres perdaient le sang par le nez, la bouche et les oreilles. C’était un chaos désespérant où se perdaient de nombreux équipages.
Mais l’afflux des ondes-infernales, touchant les uns et les autres, ajouta hautement au formidable malaise.
Ils voyaient, ils entendaient, malgré cet état nauséeux.
Des scènes variées, passant comme des éclairs et qui ne correspondaient pas à grand-chose pour eux. Mais aussi, parfois, des visions rappelant des souvenirs personnels.
Alors les réactions étaient diverses. Quelques-uns, horrifiés, revoyaient des moments où ils avaient joué un rôle discutable, et qu’ils avaient préféré oublier jusque-là, ensevelissant le souvenir au fond de leur être. D’autres, extasiés, revivaient au contraire des instants attendrissants, délicieux, exaltants.
Ils n’étaient plus eux-mêmes. L’épave monstre les emmenait, dans un carrousel où les esprits captifs de ces organismes perturbés frôlaient les limites de la démence.
Et les trois laborantins, qui n’y échappaient pas, voyaient aussi Marts, lequel, les yeux exorbités, appliquait avec frénésie ses paumes à plat sur ses oreilles, pour ne plus entendre, pour échapper au retour lancinant de la cloche de brume.